Du MM T 2776

Du MM T 2776. Carnet de croquis. Non daté.

Je dois aussi penser à des choses dégoutantes, quand je remémore les impressions des premiers jours. La danse avec Skredsvig quand j’étais malade avec de la fièvre au milieu de la nuit – les éternelles remarques glacées sur le fait que j’étais malade. La comparaison entre elle et ma sœur – alors que j’avais honte pour elle de l’entendre employer certaines expressions et raconter des plaisanteries indécentes.

Je tombai des nues. Comme un somnambule – j’étais tombé dans la rue. On m’avait réveillé et je courais entre les gens – une blessure à l’âme.

Les marronniers étaient à nouveau recouverts – d’un feuillage vert profond sur le ciel – de grappes blanches et roses se dressant vers le ciel. Des bruits de voix dans l’air lourd – les oiseaux s’accouplaient en se cachant dans l’obscurité des ombres. Les gens se croisaient et se rencontraient dans la rue.

Hommes et femmes, serrés les uns contre les autres, s’aimaient dans l’air printanier. Mon sang d’homme bouillonnait dans mes veines. Mon corps était plein de désirs mais sans objet précis.

Mon bras me faisait souffrir – et la douleur pénétrait ma chair comme des éperons acérés – et refoulait le sang de la haine vers les veines les plus fines. Je serrais les poings de colère envers ces gens qui m’avaient volé mon dernier reste de paix.

Comme les humains, les fleurs, les oiseaux, je désirais m’épanouir. Je désirais devenir fécond et je voulais participer au grand œuvre de la nature.

J’étais emporté par le courant – il m’avait mené jusqu’au rapide et j’étais balloté et entraîné par la cascade bouillonnante.

Au cours de ces jours de printemps la haine est née dans mon âme.

Et devait y rester !

La compassion est-elle une faiblesse – n’étais-je plus digne de vivre parce que je n’avais pas supporté de la voir souffrir ?

Elle était à Paris où elle était partie avec un autre – ce que j’avais cru impossible. Puis une relation était venu à ma table et avait dit : La pauvre, elle est si malheureuse.

J’étais encore sous le coup de l’effroi, le jour où l’on était venu me chercher et je demandai : C’est vrai, et posai des questions. N’était-elle pas avec l’autre ?

Elle ne parle que de vous – répondit-il.

Par un autre j’appris qu’il y avait tout lieu de croire que c’était une liaison – et j’ai contenu ma colère.

Je m’étais sacrifié inutilement et cela pour une prostituée.

La compassion. Le monde entier ne se base-t-il pas sur la lutte ? La nature entière est une lutte.

La compassion est seulement de l’inertie qui retarde la lutte et affaiblit la force. Etait-ce cela l’enfer – y étais-je déjà ? Ici étaient rassemblés tous ces soi-disant amis – qui avaient contribué à sa victoire – à ma défaite. J’étais obligé de les voir tous les jours.

Et le sang bouillait dans mes veines. Je vidai verre après verre. J’imaginai une vengeance sur elle. Ramper vers elle en tendant mon bras blessé – frapper à sa porte – lui baiser les pieds. Et lui dire me voilà – tu as oublié. Je me rends juste pour t’entendre encore une fois. Je te demande de dire que tu m’aimes comme avant. Et elle, avec froideur : maintenant c’est trop tard – je n’ai plus pour toi les sentiments que j’avais autrefois. Alors je lécherais la poussière qu’elle avait foulée et inonderais ses pieds de mes larmes. Lentement elle se laisserait émouvoir – elle sourirait fière de son succès. Puis elle dirait  «on verra» – en me tendant la main, souriante. Alors je lèverais le poing et lui donnerais un coup en pleine figure. Mais non – je savais que cela m’était impossible. Je savais – je savais que mes genoux allaient trembler et qu’à sa vue mes doigts seraient paralysés par la fureur. La jeune bourgeoise et le chevalier.

Je n’arrêtais pas de boire.

Espèces de chiens. C’est une meute de chiens – de chiens corrompus qui m’ont trahi. Mais je sentais la joie secrète de ces gens. Je savais qu’ils disaient – Alors, la femme a gagné. Je savais qu’elle avait, en souriant, remporté une nouvelle victoire.

Elle était devenue silencieuse – un calme seyant l’avait envahie. Elle tenait la tête penchée, un sourire charmant illuminait son visage.

Comme elle est mignonne, disait tout le monde – comment pouvais-je ne pas l’aimer ? Une madone.

Et les deux jeunes gens de s’en aller dans le printemps.

Sa manière de parler de moi avait changé.

C’était sur un ton d’indulgence.

Combien il avait été gentil  – et elle racontait des anecdotes.

Et elle demandait pourquoi il ne venait pas lui rendre visite.

Et l’autre ?

Bon – ils étaient seulement ensemble. Il était bien gentil.

Moi.

Donc mon travail – mon art auquel j’avais sacrifié mon bonheur – enfin ce qu’on nomme bonheur en général : le bien-être – une épouse – des enfants.

Qu’est ce que l’art en réalité ? L’expression d’une insatisfaction dans la vie – l’empreinte d’un désir vital de création – l’éternel mouvement de la vie – la cristallisation. Car tout mouvement veut prendre forme – un être humain est un cristal – son dessein est fixé – c’est son âme. Un cristal ordinaire a son dessein – son âme.

J’ai fait un rêve.

Un nègre noir (sic) sonnait une cloche près du catafalque d’un ami – il partait au pays des cristaux.

La mort est le commencement de la vie. La mort est le passage à une nouvelle cristallisation. Toute vie est un mouvement parti de la masse terrestre vers les atomes de l’atmosphère. Tout veut vivre – et plus la destruction est grande plus la vie renait.

Donc son bonheur dépendait de ma ruine – tandis que j’étais couché chez moi, sanglant. Maintenant que je suis poursuivi comme du gibier par les gens – elle a trouvé la paix dans son âme et peut jouir de la vie.

J’y retourne, plein de nostalgie, dans le printemps débordant de vie – ivre. Mille vies pétulantes.

Apercevoir la terre promise, est-ce cela ma vie ?

Tous ces amis qui autrefois m’avaient reproché ma dureté – me reprochant d’avoir compris ce que cette femme était et deviendrait pour moi – ils venaient tous maintenant l’un après l’autre et disaient : Oui, cette femme est souveraine. Sa qualité première est qu’elle peut faire ce qu’elle veut. L’homme est esclave. Auparavant ils m’avaient invectivé, me reprochant ma liberté.

La femme n’a aucun sentiment de honte – aucun sentiment de responsabilité – comme un enfant elle est sous la protection de Dieu – et elle n’a aucun sentiment de repentir.

L’homme doit nécessairement trébucher car il ne sait pas jusqu’où la bassesse de la femme peut aller – quels moyens elle peut employer – avant d’y être confronté.

Ce qui s’est passé s’est petit à petit clarifié. Au début c’était comme un livre – j’avais son titre et sa fin – j’ai alors commencé à le feuilleter et à comprendre.

Cette fois j’ai été attaqué par mes amis – et après une défense des plus tenace j’ai été vaincu. C’était une comédie bien régie – l’histoire du suicide – tout était donc bien préparé par elle. Son amant était alors déjà son amant – et le voyage à Paris déjà convenu. Ce soi-disant voyage de noces – avec tous les plaisirs qu’il comportait – était une garantie contre toutes les éventualités. Elle était donc certaine de pouvoir me faire avaler tout.

Cela faisait deux ans que nous ne nous étions pas vus.

Je travaillais – j’avais recommencé à vivre et j’étais content. C’est ce qu’elle ne pouvait pas supporter.

Cela représentait un obstacle à son bonheur. Qu’elle put être rejetée ne venait pas à l’idée de cette jeune fille gâtée.


Un soir je rencontrai une femme dans la rue. Ses yeux m’avait attiré – de grands yeux d’enfant. Je la regardai – elle se retourna – et nous partîmes de compagnie. Voulez-vous monter avec moi, ai-je demandé.

Une fois dans ma chambre je vis comme elle était mal habillée et la marque du vice sur son visage – mais ses yeux étaient beaux et enfantins.

Pourquoi es-tu montée avec moi, ai-je dit.

C’est pour ça que je suis dans la rue, répondit-elle.

Es-tu enregistrée ?

Oui. Et vous êtes venu.

Quel âge avez-vous ?

19 ans.

Et vous suivez tous les hommes ?

Oui – un jour où je me promenais avec une amie j’ai rencontré un monsieur riche – et c’est là que j’ai commencé. Et maintenant – que puis-je faire. Ma logeuse réclame de l’argent – personne au monde ne s’intéresse à moi. Aujourd’hui je pensais me jeter à l’eau.

Et je la regardai. D’où me vint l’idée qui ne m’a pas quitté – de la prostituée à la peau dure. Donc on donne à celui qui a déjà tout. Mais celui qui n’a rien – on lui prend tout. C’est le plus fort qui gagne.

Mais pourquoi cette fille riche devait-elle être la plus forte. J’étais pauvre et les efforts physiques et intellectuels m’avaient rendu malade. Une vie de luxe et sa richesse l’avait rendue forte – Elle était donc alors la plus forte. Mais maintenant mon âme était plus forte – que celle de cette bourgeoise irréfléchie.


Trois affreuses années ont passé – nouvelle vie – nouvelle haine. La grande frise est exposée à Berlin. Après trois ans de maladie il a recommencé à vivre.

Ici à Berlin est exposé maintenant sa Voie de la loi[ ? ]*

Ici sont accrochés tous les tableaux – dans le grand hall de la Sécession.

L’homme et la femme sont attirés l’un par l’autre. Le câble souterrain de l’amour a conduit son courant jusque dans leurs nerfs. Les fils ont réuni leurs cœurs.


Encore quelques mots.

Il y avait là Le baiser – Le vampire.

Il y avait là Jalousie.

Au milieu de la grand toile que j’avais peinte cet été là – Moi dansant avec mon premier amour – il y avait un souvenir d’elle.

Une jeune femme souriante et blonde fait son entrée – elle veut prendre la fleur de l’amour – mais celle-ci ne se laisse pas prendre.

Et de l’autre côté, en deuil, habillée de noir, elle regarde le couple en train de danser – une ébauche – comme j’ai été rejeté hors de sa danse alors que sur l’arrière plan se précipite une foule furieuse dans une folle étreinte. Et puis Le cri.

Cela se termine avec les tableaux de la mort – l’éternelle toile de fond de La danse de la vie. Je suis retourné à mon jardin. L’espoir renaissait en moi – de nouvelles forces. J’ai fait un tour dans le petit jardin – et regardé pousser la verdure – regardé mes fleurs – mes oiseaux – mes animaux et mon ciel.

Je m’étais à peu près habitué à ne plus penser à mademoiselle L. – il y avait maintenant un an et demi que je l’avais quittée.

J’avais entendu dire qu’elle avait eu une vie mouvementée à Munich et qu’elle avait retrouvé Gunnar H. – qu’elle avait fréquenté sa chambre ces derniers six mois.

Tu aurais donc pu éviter toute cette misère se dit-il. Elle se laisse si facilement consoler. Les lettres les plus horribles avaient, cet hiver, effrayé sa vieille tante.

Elle allait se battre à la vie et à la mort.

J’étais un scélérat – un fripon.

Puis un ami lui apprit qu’elle avait répandu de vilaines rumeurs à Munich. Que j’avais vécu à ses crochets – utilisé son argent et l’avais ensuite abandonnée comme un scélérat. J’appris qu’elle avait envoyé des lettres à ma famille – et raconté que je m’étais conduit comme un vaurien – un vaurien méprisable sur lequel on pouvait cracher.

Les trois ans étaient gâchés. Il était arrivé à la porte de cette femme riche comme un chanteur de rue.

Ouvre ta porte, avait-il dit. Tu es belle – je suis fatigué et assoiffé d’amour. Veux-tu m’accepter à ton opulente table.

Assied-toi – avait répondu la femme riche – je t’invite à ma table – et il avait mangé de bon appétit. Mais la nourriture était empoisonnée – il s’était attablé avec la mort – la maladie et le poison.

A cause d’elle tu as donc gâché trois ans de ta vie

Il sortait rarement de son jardin.

L’été arriva – avec ses couleurs vives. Vert vif contre bleu vif – jaune vif contre rouge vif. Des citadines en couleurs claires vinrent remplir [la petite ville]*

Il y avait plein de jeunes filles sur la route et dans la campagne, comme de grandes fleurs rouges, blanches et jaunes.

Les pêcheurs et les habitants se retirèrent.

La nuit d’été tomba, blanche et dorée – claire et obscure – sur les couleurs criardes. Et les gens s’en allèrent en couple – hommes et femmes et amoureux. Et les citadines en couleurs claires se rassemblèrent en larges groupes – bavardant et plaisantant – comme un grand bouquet de fleurs. Les hommes, habillés en sombre ou en noir se tenaient en rangs serrés et les regardaient – comme prêts à l’attaque.


* Le mot entre [] est proposé par la traductrice